Overblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog

La lettrie

La lettrie

Lectures et dialogue des cultures


Valentine Goby, Kinderzimmer

Publié par philippe sur 3 Octobre 2015, 17:32pm

Catégories : #Adopte un Livre : notes de lecture, #Europe Centrale

Valentine Goby, Kinderzimmer

Valentine Goby, Kinderzimmer, 2015, Babel.

Ravensbrück, 1944, le camp de concentration des femmes, qui accueillera jusqu’à plus de 40 000 déportées. La barbarie dans toute sa splendeur, un monde de fous.

Au début et à la fin du roman, le personnage de Suzanne Langlois est dans un lycée pour témoigner, sauvegarder la Mémoire (il existe une Suzanne Langlois répertoriée comme Juste, mais elle ne semble pas être ce personnage). L’ensemble du livre est son histoire, sa déportation à Ravensbrück. Dans le camp, elle s’appelle Mila. Elle découvre d’abord l’horreur du lieu, le froid, la faim, la violence, la puanteur partout, la survie de chaque seconde.

Valentine Goby n’a pas peur d’employer des mots crus, de peindre des scènes insoutenables. Et pourtant je trouve qu’elle ne tombe ni dans un excès de descriptions sanguinolentes ou misérabilistes, ni dans un excès de pathos. C’était difficile, Valentine Goby tient ce défi :

Ce matin encore, elle appelle doucement, Lisette, Lisette. Déjà les femmes sont debout et font la queue pour le café. Mila se redresse, se penche sur Lisette endormie, allez, je dois me lever. Lisette, elle dit. Lisette ! Mila secoue l’épaule, force les bras qui s’écartent, suspendus dans le vide. Puis ils s’abattent d’un coup sur la paillasse comme des oiseaux tirés. Bras tombés. Bras inertes. Corps inerte. Alors elle sait. Elle repousse le cadavre et replie aussitôt ses jambes contre sa poitrine. Elle tremble, le souffle court, les yeux rivés sur les yeux fermés de la morte. Je ne suis pas morte. Elle palpe son cou à elle, sa poitrine, ses bras, tâte son ventre, ses joues, et ses yeux roulent dans ses orbites à l’affût d’une pièce manquante, d’un trou dans la peau, mais rien, raus für Appell ! D’un coup, elle tend les mains, arrache les chaussures de Lisette et les passe à ses pieds meurtris, dénoue à la ceinture la gamelle rouillée et le sac où elle trouve un bonbon et un minuscule morceau de pain, les serre contre son ventre. Et elle se met à rire sans bruit, un rire d’après la peur, c’est pas moi. Elle rit, fixant le bout de ses chaussures encore tiède des pieds de Lisette, déjà une femme ôte sa robe au cadavre, fouille ses cheveux à la recherche d’un secret, retourne son corps, ne trouve rien, laisse Lisette à plat ventre comme une poupée en carton bouillie, un bras raide dépassant de la paillasse. Mila rit. Mila pleure.

Valentine Goby, Kinderzimmer

Mila est enceinte au moment où elle arrive au camp. C’est donc un combat permanent pour rester en vie et pour garder et faire naître le bébé. Après la naissance, elle découvre qu’il existe dans le camp une nursery, la Kinderzimmer. Lieu rassurant et protecteur, mais évidemment de manière très relative : les bébés ont faim et froid, les rats les attaquent, ils meurent presque tous à 3 mois.

La vie pour Mila va être terrible, des choses très dures, mais d’autres aussi très belles vont pouvoir se passer… que je ne veux pas dévoiler ici…

Elle finit par réussir à sortir du camp et travailler dans une ferme pendant plusieurs semaines. La réalité reste difficile, mais après Ravensbrück, c’est presque le paradis. Et les patrons allemands de la ferme sont humains.

Elle assiste à l’arrivée des Russes et des Occidentaux, et va pouvoir – après tout de même quelques scènes à suspens – retrouver sa vie à Paris. Une parenthèse de malheur et de barbarie qui ne sera, quoi qu’il en soit, jamais vraiment refermée.

J’aime bien aussi l’intérêt que Valentine Goby porte à la langue. Elle montre que, dans le camp, pour comprendre et survivre, il faut maîtriser la langue et le vocabulaire du lieu. On a ainsi la présence de mots, parfois de morceaux de phrases, en allemand, à l’intérieur du récit en français :

C’est la langue concentrationnaire, reconnaissable de Ravensbrück à Auschwitz, à Torgau, Zwodau, Rechlin, Petit Königsberg, sur tout le territoire du Reich. Nommer, ça va venir, ça vient pour toutes. Le camp est une langue. Cette nuit et les jours à venir vont surgir des images qui n’auront pas de nom, pas davantage que le camp au soir de leur arrivée, comme n’ont pas de nom encore les formes aux yeux d’un nouveau-né. Surgiront aussi des sons sans images : triangle rouge, organiser, transport, érysipèle, lapins, cartes roses, NN, [chtoubova], [blocova], [chtrafbloc], [arbaïtsappell], [chmoukchtuc], [ferfugbar], [chlague], [revire], [komando],[yougueuntlagueur], [lagueurplatz], [chvaïneraille], [vachraoum], [aoufchtéheun], [chaïsecolone], [planiroung], [chraïberine], [kèleur], [loïseu]. L’apprentissage fondamental, ce sera lier le son et l’image.

Et puis la langue de l’autre permet aussi de communiquer, de fraterniser ou de dire de belles choses. A la ferme, Mila peut parler en allemand avec les autres prisonnières ou avec la patronne, pour dire et entendre des mots moins durs qu’au camp. Ou bien elle apprend quelques mots de polonais auprès d’une Cracovienne qui prenait soin d’elle.

J’ai bien aimé ce roman qui décrit une réalité fascinante tellement elle est inconcevable et tellement elle fait apparaître toute la barbarie dont l’Homme est capable.

Le camp est une régression vers le rien, le néant, tout est à réapprendre, tout est à oublier.

Valentine Goby a une vaste bibliographie derrière elle, de romans, notamment pour la jeunesse et notamment pour aller à la rencontre de l’Autre : Adama ou la vie en 3D : du Mali à Saint Denis ; Joao ou l’année des révolutions, du Portugal au Val de Marne ; Baumes

Une belle plume et une belle Humanité chez cette écrivaine.

Valentine Goby, Kinderzimmer, 2015, Babel (Actes Sud, 2013), 220 pages.

Pour une réflexion sur la notion de camp aujourd'hui : voir Antoine Volodine, Terminus Radieux.

Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article
M
Un très beau livre dont le souvenir me hante encore bien des mois après sa lecture. D'abord le sujet très marquant et l'écriture de Valentine Goby crue, incisive et des phrases courtes qui s'abattent comme des coups de schlague.
Répondre
P
C'est le mot ! Oui, c'est un beau livre, on se prend certaines pages dans la g...
V
Je dois absolument le lire celui-là. On me l'a conseillé à plusieurs reprises. Mais le sujet me bloque un peu...
Répondre
V
Ok, je le lirai alors !
P
Oui, c'est très dur. Mais il y a aussi des moments de grâce.

Archives

Nous sommes sociaux !

Articles récents